Les enfants sont devant l’écran de télévision, ils regardent une émission jeunesse. Voici pour nous, enfin, un moment assuré de calme et de tranquillité ! Pendant ce temps nous pouvons vaquer à nos occupations quotidiennes ou tout simplement nous reposer. Toutefois, savons-nous ce qui leur est transmis par le biais de ces émissions comme contenu réel et symbolique, comme valeurs, comme idéologie ?
Comment évaluer les programmes jeunesse ?
Adultes, nous ne prenons généralement pas le temps de regarder les dessins animés télévisés destinés à la jeunesse, encore moins d’en questionner le contenu. Il est en effet difficile de s’installer devant son téléviseur pour regarder ne serait-ce qu’un dessin animé dans son intégralité. Il est d’autant plus laborieux de s’atteler à visionner plusieurs épisodes d’une même série sans parler de l’exercice qui consisterait à s’intéresser à plusieurs titres de séries animées, l’ennui guette, le manque d’intérêt menace, le mépris affleure. Pourtant, si cela demande un effort à l’adulte soucieux de l’univers médiatique dans lequel baignent les enfants il ne sera pas déçu de l’expérience.
Mais de quelle manière s’y prendre pour se forger un point de vue sur une production jeunesse déterminée ? Pour faire simple nous prendrons juste le temps de formuler quelques questions (et d’essayer d’y répondre bien sûr !) :
– Le dessin-animé est-il adapté à l’âge des enfants qui constituent l’audience des émissions jeunesse des chaînes de télévision (soit 4-10 ans) ;
– Quel type de message véhicule-t-il en priorité et à quelle(s) fin(s) ? Pour cela on s’intéressera à l’univers dans lequel évoluent les personnages, aux dialogues, à l’intrigue, à sa résolution, etc.
– S’agit-il d’une production de qualité ?
Quelques critères peuvent nous aider à évaluer la qualité des dessins-animés proposés aux enfants par les diffuseurs. La production en question :
- Est-elle conçue en fonction des besoins et des attentes des enfants ?
- Vise-t-elle le développement intégral de l’enfant ?
- Respecte-t-elle l’enfant pour ce qu’il est, ici et maintenant, et en tant qu’être humain en devenir ?
- Fait-elle appel à son intelligence, à son jugement critique, à sa faculté de penser ?
- Stimule-t-elle son imaginaire ?
- Ouvre-t-elle l’enfant aux autres dans leurs différences et au monde dans sa diversité ?
- l’enfant y joue-t-il un rôle actif ?
- Les moyens techniques sont-ils appropriés ?
- Un soin particulier est-il apporté à l’esthétique (dessins, couleurs, etc.), au récit (vocabulaire riche et approprié) ?
– Les horaires de programmation correspondent-ils aux moments de disponibilité des enfants de la tranche d’âge concernée ?
– La programmation dans laquelle est inséré le dessin animé permet-elle à l’enfant une claire distinction entre la fiction et les autres composants du programme : publicité, bandes annonces, séquences d’habillage, etc.
– La série animée donne-t-elle lieu à des produits dérivés, lesquels ?
Cette liste n’est pas exhaustive, vous pouvez ajouter vos propres questions.
L’exemple de Totally spies!
Equipés de cette petite grille d’analyse voyons ce qu’il en est pour la série Totally Spies ! diffusée dans le cadre du programme jeunesse de la chaîne TF1 depuis le mois d’avril 2002. Il s’agit d’une série d’animation franco-canadienne produite par Marathon Média et créée par Vincent Chalvon-Demerseay et David Michel.
Les principales protagonistes de cette série : Sam, Clover et Alex mènent une double-vie d’étudiantes et d’espionnes. Elles travaillent en effet pour le compte du World Office of Human Protection, autrement dit le WOOHP. Ces trois fidèles amies sont envoyées en mission par leur patron Jerry. Chaque épisode donne lieu à une nouvelle enquête pour laquelle elles sont affublées d’une combinaison moulante en latex et de plusieurs gadgets sophistiqués qui les aident à résoudre toutes les énigmes et à triompher du mal et de la méchanceté.
Les centres d’intérêt de ces trois personnages féminins sont exclusivement orientés vers les centres commerciaux, le shopping, la mode, le spectacle, les stars, etc. Ce contexte préférentiel de consommation marchande est présent dans tous les épisodes.
L’exploration des chansons des génériques est également d’un grand intérêt pour nous. A titre d’exemple nous avons sélectionné un extrait d’une chanson interprétée par Diana Bartolomeo
Trois drôles de filles super study Okay let’s go baby |
Les synopsis constituent une autre source d’information digne d’intérêt. La plupart des intriques sont basées sur la propension de mauvaises personnes à contrôler les esprits par l’hypnose ou en leur faisant subir divers traitements plus sophistiqués les uns que les autres. Pourvus de cerveaux maléfiques ces êtres peu recommandables inventent des machines supers puissantes, capables de les faire devenir extrêmement riches et de prendre le contrôle de la planète et de ses habitants. Mais les espionnes sont elles aussi dotées de supers pouvoirs avantageusement complétés par les gadgets distribués par Jerry pour leur venir en aide dans chacune de leurs missions.
L’analyse de certains épisodes démontre un lien étroit entre le contexte de consommation marchande de cette série animée et l’univers dans lequel se déroulent les différents épisodes. Les Totally spies appelées à quitter la ville pour une nouvelle mission en campagne déplorent l’absence de centres commerciaux, les ruraux supportent alors, de la part de ces trois complices, des jugements et aprioris parfois dégradants.
Au delà des réflexions rien moins que gratuites qui émaillent les épisodes des six saisons de la série Totally spies! une analyse plus approfondie met en évidence la place importante attribuée à certaines marques comme Nike, Fabio Salsa, Mamie Nova, etc. Les épisodes constituent un univers porteur pour les marques et deviennent de véritables supports pour les annonceurs intéressés par le placement de produit dans les productions destinées aux 4-10 ans bien que cela ne soit pas autorisé par le CSA.
L’épisode Super Mamie (saison 5), pour prendre cet exemple, renvoie au produit Mamie Nova. Plusieurs signes associés à la marque confortent notre hypothèse. Le téléspectateur apprend que la Mamie délinquante fabrique elle-même ses cookies (le produit laitier est, pour les besoins de la cause, travesti en biscuit), la seule chose qu’on peut lui reprocher « c’est d’y introduire en douce de la crème fraîche ». Nous retrouvons également les codes couleurs de la marque et de son produit ne serait-ce que dans les vêtements revêtus par les Spies afin de passer inaperçues dans une maison de retraite : ils renvoient à la mascotte Mamie Nova et aux produits laitiers du même nom. Nous avons par le passé démontré l’apparition de la virgule Nike au beau milieu d’un combat opposant le « bon » Jerry et trois jeunes hommes sous l’emprise d’un personnage malfaisant.
L’espace de ce blog ne permet pas de multiplier les exemples mais pourquoi ne feriez-vous pas, chers amis lecteurs, un petit exercice de décryptage par vous-mêmes ? Vous pourriez le partager ensuite sur ce blog ou ailleurs. A vos plumes !
Dans l’attente de cette éventuelle contribution de votre part faisons d’ores et déjà un point sur les éléments récoltés à travers la prise en compte du contexte, de la typologie des personnages, des textes et des éléments de synopsis rapportés ici.
Si l’on conçoit que le diffuseur cible la frange aînée de ce type de programme -les enfants ont tendance à s’identifier aux plus grands qu’eux- il est évident que cette série n’est pas adaptée aux enfants les plus jeunes. Les personnages principaux sont présentés comme appartenant à un groupe d’âge nettement supérieur (les Totally spies sont étudiantes à l’université), leurs centres d’intérêt, leurs problématiques appartiennent au monde de l’adolescence, non à celui des enfants de 4 à 8 ans.
Les messages véhiculés sont prioritairement axés sur la consommation. « Pour passer à l’action il faut être à la mode » dit la chanson du générique. Le shopping est l’occupation principale des héroïnes lorsqu’elles ne sont pas en mission. Les gadgets dont les affuble leur patron ne sont rien d’autres que des objets de consommation pour la gente féminine : bâton de rouge à lèvres, crème de bronzage, chaussures et autres vêtements derniers cris.
Il s’agit certes d’une production franco-canadienne mais cela ne présage pas de sa qualité. La série dont nous nous occupons ne vise pas le développement de l’enfant dans toutes ses dimensions. Les aspects éducatifs, culturels, intellectuels sont totalement délaissés au profit d’un seul et même univers, celui de la consommation marchande. Les récits des différents épisodes sont construits sur le même modèle. Aucune place n’est laissée à la différence et à l’autre comme être singulier. L’enfant n’y est guère représenté et n’y joue pas un rôle actif. La qualité esthétique n’est pas davantage au rendez-vous. Nous avons affaire à un récit pauvre, un dessin peu soigné et des couleurs flashy laissant peu de place au champ de l’imaginaire.
Voici bientôt 12 ans que cette série animée s’est installée dans l’émission TFOU. Qu’est-ce qui lui vaut une telle pérennité ? Comment se fait-il que les programmateurs y tiennent tant ? Est-ce lié au goût des enfants mais « il ne faut pas confondre ce qu’ils regardent avec une demande » souligne Dominique Wolton) ou bien sert-elle d’autres ambitions ? Assurément les intérêts commerciaux sont prioritaires, d’autant plus que le dessin animé Totally spies! donne lieu à un nombre important de produits dérivés : jeux vidéo, jouets, livres sans compter les albums musicaux, DVD et films long métrage.
Au final, n’est-il pas permis de se demander si ces techniques d’hypnose et de contrôle des esprits dont il est si souvent question dans la série Totally spies! ne sont pas également le fait de certains acteurs de la production audiovisuelle et du marketing qui ont sans doute un intérêt à prendre le contrôle des cerveaux enfantins ? On le voit placer les enfants devant la petite lucarne n’a rien d’anodin.