Dessin réalisé par Aïcha, 8 ans, pendant les pauses publicitaires de Tahiti Quest
La chaîne Gulli a entrepris de diffuser une émission de téléréalité en direction des familles : Tahiti Quest. Son concept se rapproche de celui de Koh Lanta à ceci près que ce sont des familles qui sont en compétition et que les épreuves sont censées être à la portée des enfants, une première du genre en France.
La saison 1 à peine terminée voici le casting de la seconde déjà en place afin de procéder au choix de nouvelles familles. Une étape importante car les caractéristiques de chacune d’elles doivent permettre aux téléspectateurs de trouver matière à identification. En attendant de connaître les « heureux (ou malheureux) élus » de la prochaine saison de cette émission de téléréalité familiale, voyons ce qu’il en est des cinq épisodes déjà diffusés.
Tahiti Quest est produite par Ah ! Production et Megasmedia et réalisée par Julien Magne (réalisateur de Koh Lanta). Elle est animée par Benjamin Castaldi bien connu pour l’animation de Loft Story et autre Secret Story... Tahiti Quest met en scène cinq familles, deux parents et deux enfants âgés de 8 à 13 ans, qui ont à concourir les unes contre les autres dans des épreuves diverses faisant appel à leurs aptitudes sportives, stratégiques, leur adresse, leur capacité d’observation, de mémorisation et de restitution. Les épreuves sont présentées comme étant inspirées par les légendes polynésiennes. L’émission Tahiti Quest se déroule en effet en Polynésie française sur l’île de Mo’oréa. Elle a fait l’objet de cinq épisodes diffusés les vendredi (20h45) et dimanche (16 h) du 14 février au 16 mars 2014.
Avec les cinq groupes familiaux sélectionnés pour ce divertissement télévisuel nous avons affaire à un échantillon à peu près représentatif des familles occidentales : la classique, la métissée, la recomposée, l’adoptive, la famille avec enfant en surpoids.[1] Mais au-delà de ce constat il y a lieu d’interroger un concept d’émission de téléréalité qui met en scène des enfants avec l’assentiment et la complicité de leurs parents.
Des enfants en compétition
La présence d’enfants dans une émission de téléréalité représentait pour la chaîne Gulli un risque de réactions négatives de la part de l’opinion publique et du CSA. Or, malgré toutes les précautions prises par les producteurs, réalisateur et diffuseur, des questions importantes demeurent quant à l’opportunité de voir se développer des émissions de téléréalité avec des enfants.
Certes une atmosphère « bon enfant » se dégage des cinq épisodes diffusés et, contrairement à ce que l’on a pu voir dans d’autres émissions de ce genre, les épreuves sont abordables, petits et grands semblent pouvoir concourir ensemble, (quoique, quoique… les petits de 8 ans ne sont pas à égalité avec leurs aînés pour certaines épreuves). Il n’en reste pas moins que nous y retrouvons les ingrédients habituels de la téléréalité : survalorisation de la compétition, élimination du concurrent, participants dotés d’un pouvoir de décision (attribution de pénalités à la famille de son choix) ; mais encore : lieu paradisiaque qui fait rêver les téléspectateurs, sensation de pénétrer dans l’intimité des gens, émotions et rires communicatifs, suspens qui maintient l’intérêt. Nous y trouvons également les réflexions « prêtes à l’emploi » auxquelles nous a habitué la téléréalité : « Je suis à fond, je lâche pas. Je fais ça aussi pour ma famille, et aussi pour gagner » ; « J’ai un objectif dans la tête, c’est gagner […] je ne lâcherai rien »; « Notre objectif c’est d’aller jusqu’au bout des choses, ne pas abandonner ».
Loin de tout esprit de solidarité, les familles sont engagées à entrer en concurrence et, dans ce système, la réussite des uns passe par l’échec des autres. Cela les conduit par exemple à s’épier mutuellement pendant les entrainements et au besoin à copier les techniques des meilleurs.
Cette première saison de Tahiti Quest a révélé des enfants inquiets de décevoir leurs parents ainsi que leur frère ou sœur. Allan 12 ans (famille orange) dit de son petit frère Glenn 8 ans qui a abandonné une épreuve : « Il m’a déçu ». Plus tard le père intervient en expliquant qu’il va expliquer à son enfant que « s’il abandonne il pénalise toute la famille ». Quelle lourde responsabilité pour un enfant de 8 ans ! L’élimination et le départ de l’île est un moment apparemment douloureux pour les enfants qui ont à le vivre et la caméra ne se prive pas de filmer leurs mines déconfites et leurs visages en pleurs. Il est indéniable que tout cela représente un degré de pression psychologique important pour les compétiteurs en herbe. Sont-ils véritablement en mesure d’y faire face ? N’est-ce pas leur faire payer trop cher des enjeux sous-jacents qui les dépassent ?
L’émission de téléréalité se satisfait de délivrer des messages simples (pour ne pas dire simplistes) et ne se préoccupe en rien du vécu psychique de l’enfant et de la complexité des affects en jeu. Certes les enfants sont consolés, rassurés : il leur est rappelé qu’il ne s’agit que d’un jeu. Toutefois il arrive aux parents de dire leur « stress », leur « angoisse », certains craquent et pleurent d’autres se jugent sévèrement. Comment l’enfant est-t-il en mesure de faire face à ces attitudes paradoxales ?
Une « aventure extraordinaire »… qui fait recette !
Pour mesurer les enjeux associés à ce type d’émission il est nécessaire de la replacer dans un contexte plus large incluant les sponsors et coupures publicitaires.
Les chaînes de télévision sont à la recherche de programmes susceptibles de booster leurs audiences. Plus les audiences sont importantes, plus les annonceurs sont intéressés par les espaces publicitaires qu’elles proposent. Un épisode de Tahiti Quest permet deux longues coupures publicitaires[2] sans compter les pages publicitaires et mentions du sponsor qui précèdent et suivent l’émission dans une succession rapide et enchevêtrée qui ne facilite pas toujours l’identification des images et la différenciation entre contenu du programme et contenu publicitaire. Les spots diffusés ciblent l’audience supposée des jours et créneaux horaires concernés avec des produits qui lui correspondent et par le biais de mises en scènes publicitaires qui entrent en résonance avec ce qui se passe au cours de l’émission.
Dans cette logique il n’y a rien d’étonnant à ce que les programmes soient conçus et choisis en fonction de leur capacité à rendre le téléspectateur disponible[3] et à fournir un univers propice à la réception des communications publicitaires. Tahiti Quest est un programme de divertissement, qui « vide la tête » et n’invite pas à penser. Pour ces mêmes raisons, il valorise la réussite personnelle, l’individualisme. Au fond, comme toute émission de téléréalité, il semblerait que Tahiti Quest nous signifie que ce qui se passe dans le jeu télévisuel c’est « comme dans la vie, il y a des gagnants et des perdants, des biens lotis et d’autres pas ». C’est un fait avéré et accepté.
Comme l’exprime Pierre Rabhi dans un ouvrage entretiens avec Olivier Le Naire « Quand on instaure dès l’enfance cette compétitivité, cette course à l’excellence, on finit par oublier les qualités humaines. » Plus loin il ajoute « Or, je pense qu’on ne doit pas angoisser l’enfant, mais lui dire au contraire : « Voilà l’autre, ce n’est pas ton rival mais ton complément. »
Dommage qu’une chaîne tournée vers les enfants et vers les familles n’ait pas plus d’ambition éducative. La solidarité, le partage, le souci des autres, sont pourtant des valeurs dont notre société a le plus grand besoin et que les adultes, quels qu’ils soient, devraient avoir à cœur de transmettre aux enfants.
Que retiendront de Tahiti Quest les enfants téléspectateurs si prompts à s’identifier ? En tout état de cause, l’important est de favoriser le dialogue adultes/enfants afin de leur permettre de prendre de la distance et d’exercer leur esprit critique. Il sera ainsi possible de leur signifier que les relations inter-familiales peuvent prendre d’autres formes plus constructives et humainement plus riches.
[1] Ce n’est pas l’enfant qui est ici pointé du doigt mais « ce qui fait image ». C’est d’ailleurs ce même enfant qui ouvre le réfrigérateur rempli de victuailles. Dans un contexte où les médias et notamment la publicité ont été mis en cause devant le phénomène d’augmentation du nombre d’enfants en surpoids et d’obésité pédiatrique, cela n’a rien d’anodin. Il s’agirait en quelque sorte de banaliser ce qu’engendre une surconsommation de produits alimentaires « trop gras, trop sucrés, trop salés » à l’exemple des céréales Kellog’s, sponsor de l’émission.
[2] Exemple : deux écrans publicitaires sont insérés dans l’émission du 28 février (épisode 3), l’un de 4 minutes 47 secondes, l’autre de 5 minutes et 20 secondes (indicatifs compris).
[3] On se souviendra des paroles de Patrick Lelay alors PDG de TF1 : « Il faut que le cerveau du téléspectateur soit disponible. Nos émissions ont pour vocation (…) de le divertir, de le détendre pour le préparer entre deux message »
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